SALLE FERNAND DORE A TROYES : NOUVELLES CRAINTES… ET DES PREUVES !
La mairie de Troyes vient de rendre publiques deux « expertises » concernant la salle Fernand Doré, située au 32 boulevard Gambetta. Elle l’a fait dans l’Est-Éclair et sur Canal 32. Notre étonnement est grand.
Initiée par un groupe de personnes soucieuses de mettre en valeur le passé valeureux de la Résistance et de la Déportation, une pétition toujours disponible a recueilli près de 1 000 signatures (par internet et sur papier). Elle demandait deux choses :
1. Que l’histoire tragique de cette salle soit reconnue puisqu’elle fut attribuée à la Gestapo en 1940.
2. Que cette salle soit réhabilitée et serve au monde associatif et aux troupes théâtrales amateurs et professionnelles qui la réclament.
L’expertise financière indiquerait une dépense de 3 millions d’Euros de travaux. Les élus attendent les preuves. Même si ce prix était confirmé, sa grande utilité resterait la même.
L’expertise historique indiquerait que la Gestapo n’y a pas torturé de résistants.
Nous sommes stupéfaits quant à cette seconde expertise et même assez irrités. Que veut dire le mot « expertise » en histoire ? Qui peut jurer qu’il ne s’est rien passé dans un lieu quand tous les témoins sont morts ? Or, de cette occupation et des sévices infligés aux Résistants par cette police allemande, nous possédons des preuves, alors que la mairie n’en possède aucune qui prouve que les tortures n’y ont pas eu lieu ! Sur quoi nous appuyons nous ?
→ Un plan de Troyes qui indique les lieux réquisitionnés par l’armée d’occupation. Le 32, bd Gambetta (Maison Fernand Doré) est bien indiqué attribué à la Gestapo. Les troupes d’occupation avaient d’ailleurs investi quelques immeubles de ce boulevard dont la maison Marot que « l’expertise » affirme être le seul lieu de tortures. La torture infligée aux résistants arrêtés se pratiquait aussi bien à la prison Hennequin, qu’au siège de la milice rue de Preize, qu’aux Hauts-Clos, prison pendant la guerre, etc.
→ Une photo de M. Guillemin, parue dans la presse mais sans son sous-titrage dans l’Est-Eclair (on se demande pourquoi) indique: L’intérieur de la Gestapo (Conservatoire). On y voit une table ronde et une trentaine de fauteuils ainsi que des lits superposés. Cette salle a effectivement servi de dortoir à des ouvriers en 1939 et au moins en 1944 aux Allemands puisqu’une pancarte, arrachée par deux Troyennes lors de la Libération, portait l’inscription : « Wehrmacht Übernachtung », ce qu’on peut traduire par hébergement de nuit pour l’armée. Les Ets Devred (face à la mairie) furent le siège de la Kommandantur où l’on torturait aussi. Or la photo de 1944 indique « Soldatenheim », foyer du soldat. Nous contestons l’argument consistant à dire que ces immeubles n’auraient servi que de dortoir du fait qu’ils auraient une fois servi de dortoir !
→ Un article de M. Sébastien Touffu, directeur de l’ONAC (Office National des Anciens Combattants) paru dans le CDRom dédié à la Résistance dans l’Aube et utilisé dans les lycées et collèges pour participer au Concours de la Résistance et de la Déportation. Cet article donne le nom d’au moins un témoin qui affirme avoir bien été torturé dans les locaux du Conservatoire de musique. Même si M. Touffu apporte maintenant quelques bémols quant à l’utilisation exclusive du lieu, il dit quand même que le bâtiment a servi d’annexe à la maison Marot. Le contraire peut être vrai aussi. Il ajoute que cela n’enlève rien au caractère mémoriel du bâtiment. C’est aussi ce que dit madame Jeannine Ludot qui accompagna son père Léon Ludot, à cet endroit en mars 44, et qui mourut en déportation à Neuengamme.
→ L’exposition Topinambours et rutabagas de 2010, un article de J.-F. Laville (25 août 2008, L’ Est-Éclair.), le blog de Jacques Schweitzer, etc., ne disent pas autre chose sur les attributions de cet immeuble.
Mais au fait, pourquoi avoir engagé cette « expertise historique » ? En effet, pourquoi cette communication publique soudaine de la ville de Troyes ? Pourquoi se fait-elle sans passer par le Conseil Municipal dont certains élus avaient posé la question du devenir de ce bâtiment Pourquoi s’ingénie-t-elle à démontrer que ce n’est pas dans cette salle que la Gestapo sévissait mais dans la maison Marot située en face, au 34 du boulevard Gambetta bien que les deux immeubles aient été utilisés ? Il y a, de la part de la mairie, comme une volonté de gommer la mémoire, de la nier, de vouloir rendre plus commun, plus neutre cet immeuble dont, cependant, les Troyens libérés en 1944 connaissaient l’utilisation. Étaient-ils plus ignorants que ceux qui viennent 70 ans après nous enseigner l’histoire ? Une seule réponse s’impose.
Il y a quelques mois, apparut derrière le théâtre de la Madeleine un panneau qui laissait fortement à penser que la maison Doré allait disparaître. Sous la photo de l’immeuble, il était écrit en effet : « Elle se situait à l’angle du Bd Gambetta et de la rue Diderot ». Cet imparfait (« situait ») indiquait bien une volonté destructrice. Notons en passant que ce panneau indiquait encore « Au cours des années 1940-1945, dans cette maison, furent martyrisés par la Gestapo des résistants, patriotes, avant d’être internés, déportés, exécutés, Souvenons-nous. » Il y admettait donc encore l’existence d’exactions dues à la Gestapo.
Mais voilà, cette maison chargée de mémoire, la mairie veut s’en débarrasser sans doute à cause du coût des réparations et de l’entretien qu’elle susciterait. Une ville doit faire des choix, ce que nous comprenons fort bien. Mais elle a aussi un devoir de mémoire pour tout le passé qui a marqué la vie des habitants. Et celui-là est particulièrement douloureux. C’est pourquoi elle a jugé utile de revisiter l’histoire. En la détricotant ! Pour noyer son chien, on l’accuse de la rage. Pour vendre Fernand Doré, on l’accuse de n’avoir été qu’un dortoir.
Certes, nous ne rejetons pas la totalité des observations faites, nous n’en contestons que la légitimité ! Il manque dans l’Aube un véritable musée de la Résistance. Pourquoi pas à cet endroit ? Il pourrait servir au moins à la vie culturelle municipale comme le demandent les professionnels et les amateurs du spectacle et qu’un lieu soit réservé à l’intérieur au Devoir de mémoire. Nous assistons aujourd’hui à une agression contre les valeurs de la Résistance et de la déportation*.
Notre association, comme elle l’a toujours fait, continuera à défendre la mémoire de ce lieu et sa réhabilitation. Parce que les événements qui s’y déroulèrent pendant l’occupation méritent mémoire et respect. Parce que la réhabilitation de ce lieu en faveur des troupes professionnelles et amateur de théâtre, permettra d’y consacrer une place pour la mémoire.
♦ TÉMOIGNAGE DE M. ALBERT CHRÉTIEN :
Dans l’Aube, la Gestapo (Sicherheitspolizei – Aussenkommando) s’installe dès juin 1940 à Troyes, dans deux bâtiments situés à l’angle du boulevard Gambetta et de la rue Diderot. Le premier, propriété de l’industriel André Marot, se composait d’une maison bourgeoise qui fut occupée par les services de la Gestapo au numéro 34 du boulevard Gambetta. Les sous-sols de l’immeuble formaient un lieu de détention pour les prisonniers. Le second bâtiment servait d’annexe et surtout de lieu d’interrogatoire. Une maison bourgeoise construite rue des Cordeliers fut également utilisée dans les premiers mois de l’Occupation par la Gestapo. Elle bénéficiait de sa proximité avec la prison de la rue Hennequin.
Le 23 juillet 1943, la Gestapo l’arrête à son domicile, l’emprisonne à Chaumont avant de le conduire à la Feldgendarmerie de Brienne-le-Château. Dans un témoignage rédigé le 1er juillet 1945, Albert Chrétien explique les sévices dont il fut la victime : « À la Feldgendarmerie, les mains toujours liées dans le dos, on me force à m’adosser le long d’un garage à vélo, et dans cette position incommode et instable (ni debout ni couché), les Feldgendarmes rassemblés me frappent jusqu’à ce que je tombe et perde connaissance. L’un d’eux me réveille avec un arrosoir d’eau. Quand je reprends mes esprits, ils recommencent à me frapper. À l’issue de cette cérémonie, un de mes bourreaux lave mon visage ensanglanté.
De Brienne-le-Château, je suis conduit à Troyes dans les locaux du conservatoire de musique, boulevard Gambetta, occupés par la Gestapo. Là, je fais la connaissance de la fameuse pièce située dans les combles, adjacente au bureau d’Hellenthal. En passant, j’aperçois mes hommes qui attendent au bureau. Je lis dans leur regard un sentiment de commisération lorsque je passai devant eux et qu’ils eurent remarqué à quel point je suis défiguré.
Je suis jeté dans une cellule et j’entends le bruit des pas des prisonniers qui se promènent dans la cour. Tout à coup, la porte s’ouvre et le chef de la prison entre dans ma cellule. Il me surprend debout sur la table près de la fenêtre, et tout de suite, il me frappe.
On me repasse un interrogatoire à la Gestapo. Attaché par les pouces au plafond, les orteils touchant juste le sol, je suis matraqué. La séance se reproduit plusieurs fois de suite.
Après la torture on me met au mitard. Je couche dans une cellule sans lumière, sans matelas, sans couverture, ni vêtements, les mains attachées derrière le dos. Une nuit, on me réveille et on m’annonce que la cour martiale a rendu son verdict : je dois me préparer à mourir. On me donne mes habits (…). Maintenant, je suis indifférent à la mort, je me suis préparé depuis longtemps à cette sentence. Cela fait une heure que je suis réveillé et toujours rien. Puis on m’ordonne de me recoucher. Cette sorte de plaisanterie se reproduit plusieurs fois dans la nuit. Et chaque fois, je me dis que c’est la bonne ! »
Jean Lefèvre, président de l’ADIRP
* A Elne (66) l’ancien maire avait fait voter la dénomination des rues d’un nouveau quartier en leur attribuant des noms de femmes célèbres (Geneviève de Gaulle-Anthonioz, Olympe de Gouges, Lucie Aubrac, Martha Desrumeaux etc). Le nouveau maire « sans étiquette » les fait remplacer par des noms neutres (sans étiquette !), de pics pyrénéens. Lire notre article.
A Marseille, l’extrême droite organise une manifestation injurieuse devant le monument de Missak Manouchian, diffusée sur You Tube.
→ Lire l’article paru le 4/10/2014 dans Libération-Champagne